La France a un incroyable métier – Croque-mort
Paris (AAP) - En ces temps de Noël qui sentent le sapin, notre brave journaliste à croquer est de retour pour un entretien mortel. Non, il ne cherche pas à se vanter (et d’ailleurs on ne sait toujours pas pourquoi il parle de lui à la troisième personne), mais fait un coup d’essai (décès !) pour introduire son article avec des jeux de mots d’enfer. Oui, aujourd’hui, nous faisons la rencontre d’une croque-mort ! Préparez-vous donc à lire un article qui va faucher vos préjugés.
AAP : Croque-mort, donc. Il y a quelque chose d'à la fois un peu grotesque dans le terme, et également de quelque peu effrayant. Croquer les morts... Vous n'avez pas de tendances cannibales, j'espère ? (Il rit nerveusement)
Marvailh : (riant aussi) Non, rassurez-vous. Ce n'est que superstition. Avec les progrès sans cesse croissants de la médecine, rien de tel pour vérifier qu'un être vit que de prendre simplement son pouls, n'est-ce pas ? Mais les gens s'attendent à ce petit geste, de croquer un doigt de pied du mort, alors certains d'entre nous le font toujours. Ça fait partie du folklore et ça justifie notre salaire, vous voyez ?
AAP : Ah, oui... Le folklore. Croquer des pieds de cadavre. C'est, ahah, hum. Oui, donc, après cela, une fois que votre mort est bien mort, qu'en faites-vous ?
Marvailh : La première étape, la plus dure, est celle du transport jusqu'à mon atelier. Généralement, les gens n'aiment pas trop voir un membre de leur famille défunt se faire trimbaler dans les escaliers, passer les portes souvent avec difficulté, pour finir à l'arrière de ma charrette. Alors je leur demande de patienter dans une pièce calme, et surtout loin de mon trajet. Je travaille seule, mais j'arrive toujours à engager des jeunes pour m'aider. Un corps pèse lourd, mais un corps mort, c'est très lourd. Et puis, j'aime bien voir les jeunes hommes au travail (Elle cligne de l'œil). Une fois que le défunt est installé dans ma charrette, je l'emmène chez moi, oui je travaille chez moi, et je le prépare pour la cérémonie. Il faut conserver le corps au maximum, ou au moins donner l'illusion qu'il le soit. J'utilise tout un tas de produits aux noms compliqués, à base de plantes et de craie. L'idée, c'est de le rendre presque vivant, comme simplement endormi. Bien sûr, personne n'est dupe, mais c'est toujours plus agréable que de voir du noir apparaître un peu partout sur la peau, n'est-ce pas ? Bien entendu, une protection est obligatoire pour éviter de devoir m'enterrer moi-même, haha ! Hem... Je me lave les mains avant et après chaque ingrédient différent, je porte un masque et une blouse. Même mort naturellement, un cadavre est une source incroyable de vermine, vous voyez, et si on ne prend pas les précautions adéquates, ça peut vite tourner au drame. L'opération du soin au mort a aussi pour but d'empêcher que cette vermine ne se répande, notamment pendant la cérémonie avec toute la famille présente.
AAP : Pourquoi transporter le corps chez vous ?
Marvailh : Eh bien, bien que pour les gens, le respect aux morts soit très important, ils n'aiment pas vraiment leur compagnie. Voir quelqu'un maquiller feu leur père ou leur mère dans leur salon les fait souvent faire demi-tour d'un air dégoûté, ou, pour les jeunes filles, carrément tourner de l’œil. C'est comme ça. Ils passent leur vie à dire à leurs proches qu'ils les aiment, mais quand il faut leur donner un dernier petit soin, c'est comme si on les forçait à plonger les mains dans le purin. C'est triste, mais c'est comme ça.
AAP : Hum, je vois. Et ensuite, que se passe-t-il ?
Marvailh : Ensuite, et bien, il y a la cérémonie, les prières, les discours, et puis la mise en terre, tout ça, enfin, vous savez. En tant que charpentière, je fabrique moi-même les cercueils. J'en ai en réserve, pour les familles les plus démunies, mais les familles riches me commandent la plupart du temps du sur-mesure. Des fois, j'ai des commandes farfelues, comme par exemple, une dame qui souhaitait un cercueil en forme de Y pour sa belle-fille décédée. Je ne pouvais pas refuser, vous voyez, elle l'a payé le double de son prix... Je n'ai pas cherché le fin mot de l'histoire, mais cette commande me fait toujours rire quand j'y pense ! J'espère qu'elle a aussi fait rire le Très-Haut...
AAP : Oui, c'est pour le moins original... Mais tenez, puisque vous mentionnez le Très-Haut, parlons-en ! Votre rôle auprès des morts prend nécessairement en compte la religion, j'imagine ? Quels sont les liens que vous pouvez entretenir avec les curés par exemple ?
Marvailh : Question épineuse, Arnauld. Nous sommes malheureusement dans un royaume libre, et chacun peut croire ou non en la puissance du Très-Haut (Elle secoue la tête et soupire). Personnellement, j'y crois. Et je considère ceux qui ne partagent pas cet avis comme de pauvres âmes perdues. Ils sont bien plus nombreux qu'on ne le pense. Tout ça pour vous répondre que mes liens avec les curés peuvent différer selon ma clientèle. Pour les croyants, il y a un curé à la cérémonie. Enfin, s'ils ne sont pas occupés à confesser ou à absoudre les péchés des gens, bien sûr ! C'est devenu un vrai souci quotidien, cette histoire, hein ? Enfin bref. Pour les non-croyants, évidemment, il n'y a pas de curé. Les religieux sont généralement compréhensifs, et ils tiennent compte des croyances des défunts et de leurs familles. Après, mon cas est celui d'une simple femme qui ne cherche qu'à éviter que les cadavres s'entassent dans les rues. J'ai des collègues autrement plus étranges, qui, eux, ont certainement des problèmes avec la religion et ses représentants. Leurs pratiques sont moins... plus... enfin, disons qu'ils effrayent facilement les enfants, quoi.
AAP : Du croque-mort au croque-mitaine... Rassurant ! Dites-moi, comment vous êtes-vous retrouvée à exercer ce métier ? Par vocation, par défaut ? Quel type d'apprentissage avez-vous suivi ?
Marvailh : Je suis complètement autodidacte. Vous avez, quand on aime la bière, on aime toutes les bières (Rires). Non, sérieusement, j'habitais Brest à l'époque, au début des années cinquante, et un jour, j'ai trouvé un cadavre que quelqu'un avait posé devant le portail du cimetière, comme ça, là . Ne trouvant pas ça hygiénique du tout, je l'ai traîné à l'intérieur, j'ai creusé un trou et je l'y ai déposé, avant de le recouvrir de terre. Il n'a pas eu de cercueil, ni d'hommage, ni de pierre tombale. Je n'ai même jamais su son nom. J'ai juste voulu éviter qu'il ne répande une épidémie dans la ville. Vous savez, c'est surtout pour ça que je fais ce métier. Je suis aussi des études de médecine à côté, et on nous y apprend que les cadavres laissés à l'air libre peuvent faire des ravages sur les vivants. Et puis, je trouve que ces deux métiers se combinent bien. Rien ne se perd, tout se transforme, après tout !
AAP : C'est très juste... En fait, derrière l'image assez lugubre de votre profession, il y a un véritable altruisme. Quelles autres qualités faut-il, selon vous, pour être un bon croque-mort ? Avoir le cœur bien accroché, sans doute ? Le vôtre ne se soulève jamais quand vous manipulez des morts peu ragoûtants ?
Marvailh : Oui, c'est tout à fait ça, de l'altruisme ! Vous savez, des collègues, j'en ai croisé quelques-uns, et tous sont bien différents. Il y a les ésotériques, les pragmatiques et les compatissants. Je fais partie des pragmatiques : si on ne fait rien, le corps pourrit, contamine son environnement, et c'est la misère pour les médecins après. Les ésotériques se prennent pour la Grande Faucheuse, ils s'habillent de noir, portent une capuche, ont des tics de langage, enfin, vous voyez. Ce sont ceux qui font peur aux enfants dont je vous parlais tout à l'heure. Les compatissants, eux, ce sont les plus rares, ceux qui se préoccupent vraiment du bien-être des familles des défunts, qui les rassurent, les réconfortent. Donc, finalement, il n'y a pas de qualité propre au croque-mort, chacun trouve de quelle façon rendre son rôle unique. Les gens ont tendance à vous regarder étrangement quand vous leur dites votre métier, alors, je pense qu'aimer la vie en solitaire est un plus. Oui, avoir le cœur bien accroché, c'est sûr que c'est indispensable, bien qu'une personne qui ne l'a pas ne choisira de toute façon pas cette voie ! Pour ma part, la première fois, je vous avoue que j'ai bien cru ne pas pouvoir finir de le préparer. Mais je me suis blindée assez vite, et puis je suis une habituée des champs de bataille, alors des morts, vous savez, j'en vois beaucoup. Et puis, s'ils sont pris en charge suffisamment tôt, finalement, ils ont juste l'air de gens endormis ! Bon, froids, blafards et dégageant une forte odeur, certes. Disons qu'ils ressemblent à des gens endormis dans la rue en hiver après une longue soirée alcoolisée !
AAP : C'est presque poétique. Je pense que votre témoignage va vraiment contribuer à changer le regard de beaucoup - et moi le premier - sur votre métier. N'est-ce pas ? Mais il me semble qu'on a à peu près fait le tour. Voulez-vous ajouter quelque chose avant de conclure cet échange ?
Marvailh : Ma foi, je ne vois qu'une chose. J'espère en effet que le regard des gens changera, et j'espère même, qui sait, avoir convaincu des gens de se lancer dans cette carrière. Nous sommes peu nombreux, et il y a tant de vivants en sursis, surtout en cette saison ! Pour la santé de la France, enterrez vos morts. Ou brûlez-les, je sais qu'il y en a encore qui exercent ces rites païens, peu importe. C'est important !
AAP : A bon entendeur ! Merci beaucoup d'avoir répondu à nos questions.
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Cet entretien aura-t-il fait naître une nouvelle vocation chez vous ? A défaut, il vous aura peut-être inspiré l’envie de participer, vous aussi, à la F.A.I.M ! Continuez d’écrire à Arnauld Cassenac (IG : Arnauld) pour partager avec vos concitoyens l’expérience de votre métier !
Arnauld, pour l’AAP