La France a un incroyable métier - Juge
Paris (AAP) - Après un appel à contribution pour notre nouvelle chronique, le juge des Flandres Karl-Heinz de Dampeyrre a bien voulu nous rencontrer.
AAP : Vous êtes donc juge des Flandres. C'est une charge à laquelle on est élu, cependant elle demande un vrai savoir-faire. Avez-vous suivi une formation particulière ? Des études de droit, un passage par le Barreau ou quelque chose du genre, de longues heures de déchiffrage de textes de lois ? Un apprentissage "sur le tas" ? Quel est selon vous le meilleur moyen d'apprendre ce métier ?
Karl-Heinz de Dampeyrre : Vous avez tout à fait raison, Juge est une fonction élective. Cela vous pousse à redoubler d’imagination et d’ingéniosité dans les peines infligées afin de toujours entretenir et contenter la populace, si vous souhaitez vous maintenir dans vos fonctions. Ce qui permet indirectement de d’entretenir l’autorité de la Justice. Son caractère électif est ainsi vertueux.
Pour ma part toutefois, je n’ai jamais fréquenté les bancs des cours de droit ni même fréquenté le barreau. Mais j’ai à mon avantage une carrière assez longue au sein des institutions flamandes, me donnant l’opportunité de lire et relire nos lois mais également de participer à leur rédaction. Elles n’ont de ce fait que peu de secrets pour moi.
L’expérience législative est donc une des manières d’approcher la charge de Juge. L’apprentissage scolaire du droit en est une autre, tout aussi pertinente pour autant que l’enseignant ait quelque peu baigné dans la pratique. La connaissance théorique des lois reste cependant une condition nécessaire mais non suffisante, car il n’est pas seulement attendu d’un Juge de réciter la loi. Mais de la dire en tranchant une affaire. Je crois donc qu’il est important d’être doué de certaines autres qualités, propres à cette charge.
AAP : Théorie et pratique, comme tout métier, finalement ! Justement, parlez-moi un peu des spécificités de cette charge. Quelles sont les qualités auxquelles vous pensez ? Vous avez mentionné l'imagination et l'ingéniosité, pouvez-vous développer ? Comment cela intervient-il dans l'exercice quotidien de la fonction de juge ?
K-H : La charge de Juge tient en plusieurs actes rythmés. Il est avant tout important de savoir écouter. Il se présente devant vous diverses personnes autour d’un même nœud, et elles sont souvent chacune convaincues de leur droit et ne lisent pas les faits de la même manière – quand vous êtes déjà assez chanceux que pour voir un consensus sur les faits. Il vous faut donc écouter chaque partie et chaque intervenant de manière minutieuse afin de comprendre leurs arguments et leur vision.
Il vous faut ensuite savoir faire preuve de synthèse. Après de nombreuses audiences et délibérations, vous avez généralement accumulé un volume d’informations dépassant tout entendement. Vous devez donc identifier correctement les parties (qui sont-elles, que veulent-elles), comprendre le nœud du problème et ce qui est réellement en jeu (au-delà de la sordide affaire jugée, est-ce l’ordre juridique qui est remis en cause ? L’autorité d’une administration ?).
Et alors seulement vous pouvez vous pencher sur les textes de loi afin de juger de la forme (les procédures garantissant une bonne justice ont-elles été respectées ? Le requérant a-t-il le droit d’ester en justice ?) et si nécessaire, de juger du fond (est-il crédible que la victime ait pu elle-même se découper en petits morceaux avant de s’enfermer dans un grand sac et de se jeter au fond du canal, comment tente de le prouver l’accusé ?).
Vient alors la nécessité de l’imagination et de l’ingéniosité. Premièrement parce que depuis la fin des jeux romains, le pauvre peuple n’a que peu d’occasions de se divertir réellement. Une peine cruelle et originale aura le don de l’entretenir et de le contenter, et de forger une certaine cohésion sociale. C’est une nécessité pour se maintenir dans cette charge : qui élirait un Juge trop clément qui gâcherait l’opportunité d’un bon moment en famille ?
Et ceci a la vertu de réaliser une autre fonction essentielle de la Justice, à savoir maintenir l’ordre social et l’autorité posée sur lui. Indispensable à la bonne marche d’une société civilisée.
AAP : Voilà une charge exigeante, en effet, et une lourde responsabilité. Cependant, si vous êtes seul au moment de prendre une décision, vous ne l'êtes pas pendant la procédure. Quels liens le juge entretient-il avec ses collègues ? J'entends par là les autres élus et acteurs juridiques au sein du comté (procureur, avocats...), mais aussi les juges d'autres provinces auxquels vous pouvez peut-être avoir affaire de temps à autre.
K-H : Je dois dire qu'à notre niveau, nous ne faisons que rarement appel à nos confrères d'autres provinces. Les affaires sont le plus souvent strictement flamandes (concernant des parties flamandes et des infractions au droit local). Mais au niveau de la Cour du Comté de Flandre, la collaboration est plutôt bonne. Les interventions des avocats sont souvent de qualité et dans la plupart des dossiers, la Procure effectue son travail en étroite collaboration avec le Juge afin d'éviter d'inutiles vices de procédure qui empêchent de juger du fond de l'affaire. Le point le plus problématique reste en fait le personnel du greffe, qui passe plus de temps à la cantine à discuter du stoemp servi par leur femme hier soir, qu'à faire avancer les dossiers dans leurs bureaux. Nous rencontrons également un très fort taux d'alcoolisme au sein de l'administration judiciaire, mais je ne peux me résoudre à ordonner la fermeture de la buvette du Tribunal...
AAP : Ah oui ! Bien manger et bien boire, c'est important ! Mais en parlant d'ordres difficiles à donner, j'imagine qu'il ne doit pas être facile tous les jours de décider du bon verdict. Avez-vous parfois des états d'âme, des regrets, des réticences ? Ou au contraire de profondes jubilations, ou d'autres émotions de ce type liées à votre métier ? Vous pouvez peut-être nous raconter une ou deux anecdotes - je sûr que votre parcours ne manque pas d'expériences fort intéressantes et mémorables !
K-H : Des états d’âme et des regrets, jamais. Des réticences, parfois. En fonction du degré de complexité de l’affaire et de l’impact que mon verdict peut avoir. Mais le sentiment est fort peu présent dans l’exécution de cette charge, car il risque bien plus de nous envahir et d’empoisonner notre raisonnement que de nous aider à administrer la Justice. Bien qu’il soit effectivement toujours plaisant d’avoir rétabli chaque partie dans son droit, ou de voir une large foule au sourire satisfait, se délectant d’une juste peine administrée à un dangereux criminel.
Mais il y a également les imprévus des audiences qui peuvent prêter à sourire. Du fameux problème dont je vous entretenais à l’instant, découle que les entrées au sein du palais de justice ne sont pas toujours vérifiées et il m’est déjà arrivé de voir des bergers assister à leur audience, accompagnés d’un ou de plusieurs moutons. Mais je crois que mon souvenir le plus impérissable est celui d’une récente affaire pour laquelle Sa Majesté la Reine de France m’a fait l’honneur de se rendre en mon tribunal à Bruges alors qu’un Bourgmestre à la plume légère assignait la moitié du Comté en justice… Dont la Reine dès le moment où elle posa le pied en Flandre.
AAP : En effet, ce n'est pas banal ! Vous avez risqué l'incident diplomatique ? Dites, elle ressemble à quoi la Reine, de près ? Enfin, hum, de manière plus professionnelle : vous nous avez apporté beaucoup d'éléments fort intéressants, je vous en remercie chaleureusement. Avant de conclure cet entretien, y a-t-il quelque chose que vous aimeriez ajouter ?
K-H : De près, Sa Majesté est très... Majestueuse. De loin aussi. Mais il n'y a nul incident diplomatique à craindre lorsqu'il y a suffisamment de thé, de biscuits et de champagne aux frais du contribuable. Mais c'est moi qui vous remercie pour votre invitation et vos questions, ce fut un plaisir. J'espère que la lecture de cet entretien fera naître de nouvelles vocations.
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Ceci n'est que le premier entretien d'une série que nous espérons longue et variée. Nous recherchons toujours des témoignages, alors quel que soit votre métier, si vous souhaitez en parler, contactez Arnauld Cassenac !
Arnauld, pour l’AAP